Avec Balance ton Agency, Anne Boistard bouscule le monde des agences
Omerta, hiérarchie pesante, culture de la charrette et harcèlement… Telles sont les dérives qu’Anne Boistard dénonce sur son compte Instagram Balance ton agency depuis maintenant plus d’un an. Son objectif ? Épingler les agences défaillantes pour protéger les travailleurs de ces environnements malsains.
Avec ses quelques 336 000 abonnés - et ses centaines de témoignages - son compte fait trembler la sphère professionnelle jusque dans les tribunaux. Rencontre avec une activiste dans l’âme.
Le 22 mars 2020, Balance ton Agency fait son apparition sur Instagram avec l’ambition de partager les témoignages des victimes des agences. Quel a été le déclic qui vous a fait créer le compte ?
Anne Boistard : J’ai moi-même enchainé pas mal d’agences dans mon parcours et pour bon nombre d’entre elles, l'expérience a été catastrophique. Entre le harcèlement, le management toxique, la charge de travail et le manque d’écoute, j’ai fini par me mettre en arrêt maladie le 1er mars 2020. Quelques semaines plus tard, le premier confinement est arrivé et j’ai fait un burn out. J’étais épuisée, ça a duré six mois, j’ai cru que je n’allais jamais me relever. Quand je suis finalement sortie de cette épreuve, j’ai vraiment réalisé à quel point nous étions les victimes de ce système. Au même moment, j’ai été approchée par une petite agence pour être embauchée, et malgré ma connaissance du milieu je n’avais jamais eu d'écho à son sujet. Ça m’a posé problème car après mon burn out, la priorité était avant tout de m’assurer un environnement sain, respectueux de la santé physique et mentale de ses employés. C’est ainsi que j'ai eu le réflexe de recenser toutes les agences qui ne respectait pas le droit du travail sur un même compte Instagram. Pour mettre enfin en lumière les bruits de couloirs et que chacun puisse éviter ces environnements nocifs en pleine conscience.
Après un an à gérer le compte anonymement, vous révélez votre identité en septembre 2021. Pourquoi être sortie de l’anonymat ?
Anne Boistard : C’est sûr que la démarche était plus facile lorsque personne ne savait qui j’étais. Mais à un moment, l’une des nombreuses victimes du patron de Braaxe était en danger car ce dernier l’accusait d’être la créatrice du compte. C’est pour lui venir en aide que j’ai révélé mon identité, mais d’abord de manière confidentielle. Bien évidemment, le patron de Braaxe a tout de suite partagé l'info à tous les directeurs d'agence que j'avais épinglés. Ce qui voulait dire que les plus méchants savaient qui j’étais, mais pas les personnes que j’aidais. Ce n’était pas juste, il fallait qu’ils sachent eux-aussi qui j’étais pour comprendre mon parcours, alors je l’ai fait publiquement peu de temps après. C’était aussi un moyen de montrer que je n’avais plus peur de témoigner à visage découvert. Et qu’il était essentiel que nous soyons nombreux à en faire de même pour que le rapport de force finisse par s’inverser.
Avez-vous l'impression que les choses ont changé depuis la création de BTA ?
Anne Boistard : Oui je sens que les choses bougent, notamment en raison de la visibilité du compte. Assez rapidement le nombre d’abonnés a grimpé et les agences ont eu peur d’être épinglées à leur tour. Alors elles ont été obligées de se tenir à carreau, voire de changer radicalement. J’ai vu des directeurs d’agences que j’avais épinglés me remercier dans la presse d’avoir mis en lumière des problèmes qu’ils ne voyaient plus. Certains ont revu entièrement leur méthodes de travail et ont essayé d’en profiter pour avancer autrement… Par exemple, Nicolas Grandillon, l’ancien directeur de l’agence Les Gros (rebaptisé LGM&co, ndlr) se partage désormais la gouvernance avec dix salariés. Chacun d’entre eux détient 40% et participe au refondement de l’agence. C’est un grand pas !
Pour vous la parole est-elle totalement libérée sur le sujet aujourd'hui ?
Anne Boistard : Il est certain que beaucoup de choses ont changé dans le monde du travail et dans le rapport aux autres depuis Me too. Le mouvement a énormément conscientisé des problématiques ancrées dans le système depuis des décennies et c’est génial. Mais il reste encore beaucoup à faire. J’ai plaisanté le 1er avril en disant que je fermais BTA et instantanément j’ai reçu plusieurs dizaines de messages de gens qui s'inquiétaient de voir le compte disparaître. On me disait qu’il y avait encore trop à faire, que les agences se tenaient uniquement à cause du compte… Trop de gens ont encore peur de parler et c’est normal car oser mettre des mots dessus -dans la pub en tout cas- c’est se fermer les portes de beaucoup d'agences. Le jour où l’on pourra vraiment dire les choses telles qu'on les pense, telles qu'on les vit, sans craindre de répercussions sur notre carrière, on aura vraiment gagné. Mais pour ça, il faut encore que les mentalités changent et ça prend du temps alors il faut continuer. J'aurais réussi le jour où l’on n’aura plus besoin de moi pour travailler sereinement.
Quels sont les autres problèmes que l’on peut rencontrer en agence ?
Anne Boistard : Au-delà du rythme intensif, on ne choisit pas toujours les clients avec lesquels on va travailler. Et parfois cela peut entraver la liberté de création. Par exemple, quand j’étais chez Publicis, l’agence avait demandé à Renaud de venir travailler sur place. Leur chargé de communication avait son bureau dans les locaux et ça a été très compliqué à gérer pour tous les créatifs. Notamment parce que ces derniers ne sont pas censés avoir de lien direct avec le client en temps normal. Mais là, le client se retrouvait à leur donner des ordres alors que ce n’était pas du tout leur supérieur. Ce n’est pas possible de fonctionner comme ça.
Parvenez-vous à expliquer cette cristallisation de la violence en agence ?
Anne Boistard : En ce qui concerne la pub, il s’agit d’un milieu très patriarcal avec beaucoup d'hommes à la tête des boîtes, où règne une grande impunité. On y trouve beaucoup d'alcool, de drogues, et d'argent donc forcément les risques sont plus grands qu’ailleurs. Sans compter qu'on travaille très tard, sans forcément avoir d’horaires, parfois jusqu’au milieu de la nuit. Alors petit à petit on va remplacer notre famille et nos amis par nos collègues, puisque c'est avec eux que l’on passe le plus de temps, dans les bons moments comme dans les périodes plus difficiles. Et cette proximité qui revient beaucoup dans les témoignages, elle est extrêmement malsaine. Elle implique qu’on accepte bien plus de dérives encore, justement parce qu’on est proches. Heureusement, beaucoup de gens se sont rendus compte de l’envers du décor avec la crise sanitaire. De pouvoir travailler chez eux sans avoir le regard pervers de leur patron, sans avoir une main aux fesses, sans les commentaires déplacés… Ils ont pu prendre davantage de recul, bénéficier d’un environnement de travail loin des soirées tardives, loin des excès et des rapports toxiques. Tout cela leur a permis d’ouvrir les yeux.
Concrètement, comment ces dérives pourraient-elles être évitées ?
Anne Boistard : En mettant en place des outils dès le départ, au moment même de l’embauche, à l’aide de formations. Par exemple, le métier de manager ne s’improvise pas. Ce serait même très dangereux pour les personnes que l’on manage. Quand on est employeur, on a une obligation de sécurité, il faut faire attention à la santé mentale de ses employés, être à l’écoute, se savoir responsable, et l'intégrer au quotidien dans les pratiques de travail. On ne peut pas juste propulser quelqu'un qui travaille bien au statut de manager d’une équipe de vingt personnes du jour au lendemain. Bien sûr, il faudrait également proposer des formations sur le harcèlement. Moi-même, je ne savais pas où commençait et où s'arrêtait le harcèlement moral, sexuel, ou même ce qu’était le harcèlement sexuel d'ambiance. Avoir accès à tous nos droits en somme. Mais le droit du travail est encore bien trop complexe et il faudrait absolument le vulgariser pour que l’on puisse arriver dans une entreprise en connaissant exactement nos droits en tant que salarié.
Le système que vous dénoncez concerne-t-il aussi les nouvelles générations ?
Anne Boistard : C’est compliqué pour eux. Les jeunes savent déjà qu'ils n'ont pas envie de souffrir au travail, mais malgré la libération de la parole, ils ont encore un pied dans un système dirigé par une ancienne génération habituée à pouvoir tout dire, tout faire. Tant de managers ont subi les dérives des anciennes générations qu’ils les transmettent encore, comme s’ils refusaient que certains puissent vivre plus sereinement leurs années de travail. Il est clair que le boulot prend énormément de place dans nos vies, mais c’est justement pour cette raison qu'il faut revoir nos interactions avec les salariés et les humains qui nous entourent. Aujourd'hui on a la chance d’avoir des outils tels que les réseaux sociaux pour nous conscientiser. Il faut s’en servir aussi pour faire bouger les mentalités ! Personnellement, j'ai beaucoup d'espoir et de confiance envers les nouvelles générations. Ils sont très militants et portent en eux cette urgence du changement vers le mieux. D'ailleurs, les jeunes ne sont pas seulement sensibilisés au bien être au travail, il suffit de voir leurs réactions face à l’urgence climatique. Ils se bougent, ils vont dans la rue, ils s'expriment… Car respecter l'environnement, c'est respecter les humains et par conséquent respecter aussi la génération d'après. Tout est lié, et j’ai à cœur de nouer ces combats qui sont les mêmes.
Cette fusion des convictions pourrait-elle voir le jour ?
Anne Boistard : Très bientôt oui ! J'ai envie de monter une agence à la fois respectueuse des hommes et de la planète, à l'image de ce que j’aimerais voir s'opérer comme changement dans les agences. J'ai vraiment envie de mettre en place tout ce que j'ai pu lire, tout ce que les salariés reprochent aux directeurs d'agence ou aux managers. L'égalité salariale, la transparence sur les salaires, les manières de diriger… D’ailleurs, j’ai tout de suite dit à mes deux associés que la priorité allait être de se former au management. Je ne peux pas répéter que c’est un métier qui ne s’improvise pas, et puis finalement monter ma boîte sans savoir faire. Il y a toute une ligne qui va devoir être irréprochable à créer, à mettre en place pour que le reste suive.
En parlant de modèles alternatifs, on assiste depuis quelques années à l'émergence de collectifs de freelances. Que penses-tu de ces derniers ?
Anne Boistard : Je suis très favorable à ce modèle ! On nous a appris à vénérer le sacro-saint CDI qui nous apporte de la stabilité, une sécurité financière mais on voit bien aujourd’hui que cette dépendance nous bouffe. Qu’elle nous force à accepter l'inacceptable. Alors je trouve ça vachement bien qu’il y ait des freelances qui montent leur collectif, qui créent un autre modèle plus sain dont ils peuvent vivre. Revoir les manières de travailler, c'est sortir d'un système existant qui ne fonctionne plus pour réinventer la vie au travail. Alors gardons en tête que l'évolution est palpable et qu’elle ne pourra que s'améliorer !
Article édité par Paulina Jonquères d'Oriola