Choisir sa tribu au travail grâce au collectif
A la différence du salariat, les freelances ont le luxe de pouvoir choisir eux-mêmes leurs partenaires de travail grâce au collectif. Un libre arbitre vecteur de santé, de bien-être et de bonheur, mais soumis à certaines conditions.
collectif Oaxaca
Qui se qualifie d’indépendant n’est pas nécessairement solitaire. J’en veux pour preuve le grand boom des collectifs de freelances qui, partout en France et bien au-delà, initient un nouveau modèle de travail basé sur la complémentarité des compétences et le respect des individualités.
Lasses d’être micro-managés, infantilisés ou soumis aux jeux de pouvoir et de hiérarchisation des agences et des entreprises, ils sont de plus en plus nombreux à quitter le salariat pour le freelancing (+ 33% en 6 ans, selon Eurostat). Et l’un des aspects les plus positifs de cet eldorado n’est autre que la possibilité, disons même le luxe, de choisir soi-même les personnes avec lesquelles travailler.
La liberté de faire et défaire
Car si les salariés subissent leurs relations professionnelles, le « must » pour les freelances c’est bien de pouvoir choisir leurs collaborateurs en créant et/ou en rejoignant des collectifs. Concrètement, les salariés ont des collègues quand les freelances ont des partenaires. Les premiers parlent d’autonomie au travail quand les seconds parlent de liberté.
« Dans une hiérarchie, trop de gens s’imposent et peuvent nous étouffer », confirme Clémence Letellier, directrice artistique et co-fondatrice du collectif Lalilala. En quête d’espace et de liberté, affranchis de toute structure juridique ou administrative, les collectifs se font et se défont librement au gré des affinités, des besoins, des rencontres et des talents.
Il est commun que des freelances soient membres de plusieurs collectifs, ou qu’ils en fondent un nouveau sur simple décision. « C’est ça la force du collectif, comme tu n’as fait aucune démarche de création d’entreprise, il n’y a pas de galères administratives. Donc si ça se passe mal, tu peux tout arrêter », appuie Arthur Xuan Vu, développeur Webflow, fondateur du collectif Oaxaca et membre de Bulldozer.
Le besoin d’appartenance à un groupe
Autonomie et libre arbitre font toute la richesse de ce modèle de travail qui a désormais pignon sur rue. « On n’a aucune obligation. Si on refuse un projet il n’y a pas de jugement, on est libres d’accepter ou non les missions qui nous sont proposées », précise Arthur. Cette liberté d’exécution et d’affiliation « contribue à ce que l’on appelle la santé mentale positive et contrebalance les sollicitations négatives, comme l’angoisse liée aux enjeux financiers par exemple », explique le psychologue du travail Pierre-Eric Sutter. En menant des études sur le bien-être au travail, dans le cadre de l’Observatoire de la vie au travail, il a observé que les freelances étaient parmi les actifs les plus heureux. Notamment grâce à « leur liberté de décider comment ils vont s’entreprendre mais aussi, avec qui ils vont collaborer ».
Car liberté et coopération sont intimement liées. « Nous sommes des animaux sociaux. Nous avons besoin d’être en contact avec les autres pour satisfaire notre besoin d’appartenance à une communauté, à un collectif », analyse le psychologue. Le concept du collectif est donc une soupape de sécurité psychologique et émotionnelle vitale pour ces indépendants, d’autant plus lorsque leur métier pourrait les confronter à un isolement social.
En témoigne Clémence Letellier : « A cause de la crise sanitaire, je me suis retrouvée toute seule, les agences se sont repliées sur elles-mêmes. Je me suis dit ‘autant galérer à deux ou à trois’. On trouve plus de solutions à plusieurs, on se motive. Ca m’a apporté un équilibre et confrontée au challenge de ne pas décevoir mes partenaires ». En cela réside le paradoxe des freelances, libres de choisir leurs clients et leurs collaborateurs, mais finalement toujours dépendants de ce besoin si naturel d’appartenance.
La confiance, le terreau fertile du collectif
Les liens sociaux sont très importants, y compris dans le travail, puisqu’ils influent sur la santé et le bien-être. De la même façon qu’ils peuvent booster la créativité, favoriser l’épanouissement et la réussite, ils peuvent aussi provoquer « un désengagement, un sentiment d’isolement, de victimisation et donc des troubles psychosociaux comme un burn out, des troubles dépressifs, du stress ou encore des addictions », avance Agnès Bonnet-Suard, psychologue et co-fondatrice de l’institut Therasens.
Choisir ses partenaires de travail et pouvoir en changer librement est donc vecteur de santé, de bien-être et de bonheur. Rassurant à bien des égards, ce libre arbitre permet de s’affranchir facilement et rapidement des relations ou collaborations insatisfaisantes. Le collectif offre l’avantage de coopérer avec des personnes partageant les mêmes valeurs ou la même vision.
« La grosse différence avec le salariat, c’est de pouvoir travailler avec des personnes de confiance avec qui on peut avoir une communication fluide », appuie Benoît Eveillard, développeur Webflow et fondateur du collectif Justa. La confiance, let’s talk about it ! Elle est essentielle dans un groupe de travail, notamment pour maintenir l’engagement et la motivation. Mais dans un collectif de freelances, elle est fondamentale puisque chaque succès individuel repose avant tout sur la réussite collective.
« Il faut définir des règles et connaître les attentes de chacun. Car si ça se passe mal avec un client, il faut avoir conscience que c’est tout le collectif qui est impacté », confirme Benoît Eveillard. Confiance, communication et non-jugement sont les fondamentaux d’un collectif heureux. « On se met d’accord, le but n’est pas de se rajouter des contraintes. Et ça se passe très bien, on a plus de moments de détente et de rigolade », se réjouit-il. Pas d’obligation contractuelle comme dans le salariat donc, seulement du feeling. « On est sur une bonne intelligence. On est jamais dans le reproche, il n’y a que des suggestions bienveillantes », explique Clémence.
L’amitié mixée au travail, ou l’amour du risque
Ce besoin de confiance au sein des partenariats pousse de nombreux freelances à créer des collectifs avec leurs amis. C’est-à-dire des personnes qu’ils connaissent déjà et affectionnent. C’est notamment le cas de Clémence et Benoît, qui ont choisi de faire de leurs meilleurs amis respectifs leurs partenaires de travail.
Mais pour Agnès Bonnet-Suard, « choisir les personnes avec qui l’on travaille n’est pas toujours gage de bonne entente. Tout dépend de comment on les choisit et les enjeux psychosociaux ne sont évidemment pas les mêmes lorsque l’on s’allie à des personnes de la sphère privée ». Car si le lien affectif favorise la confiance au travail et permet de se lancer avec sérénité, il entraîne aussi une « dilution des limites entre la vie pro et la vie perso » avec « des risques plus importants pour l’équilibre psychologique et émotionnel ».
Comme la difficulté à admettre que le partenariat n’est plus épanouissant, voire pesant. Affranchis de tous rapports hiérarchiques contractuels, les freelances qui collaborent avec leurs amis peuvent être plus facilement sujets à la culpabilité. Ils peuvent réprimer leurs émotions, taire leurs vraies envies, leurs besoins ou leurs sentiments de peur de blesser ou décevoir leurs partenaires. Un conflit au travail peut facilement impacter la vie personnelle et inversement.
Nous vivons notre vie en jouant subtilement plusieurs rôles : on enlève par exemple sa casquette de mère de famille, pour mettre sa casquette de prof, puis plus tard dans la soirée on la retire pour porter sa casquette d’épouse et le lendemain celle de nièce. Dès lors que nous mélangeons les sphères privée et professionnelle, nous nous exposons à « un conflit de rôles, pouvant entraîner un conflit de valeurs et donc un conflit tout court, décrit Pierre-Eric Sutter. Bien qu’implicites, ces conflits intérieurs peuvent vite devenir des conflits avec l’extérieur et fragiliser un partenariat. «Ça peut fonctionner si on arrive à les expliciter, c’est-à-dire à en parler et à établir des règles de fonctionnement ».
Là encore, confiance, communication et non-jugement sont d’usage. « On n’est pas toujours d’accord, mais on fait régulièrement des points, des ateliers pour être sûrs que nos visions sont alignées, pour s’assurer qu’on va dans la même direction », conclut Clémence. Il n’y a pas de recette miracle. Choisir « sa tribu » au travail est avant tout une question d’alchimie et une promesse de mieux-être.
Article édité par Paulina Jonquères d'Oriola