Freelancing : où commence (vraiment) le salariat déguisé ?
Depuis la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009, le nombre de collaborateurs en freelance a explosé. Alors que Deliveroo a récemment été condamné pour travail dissimulé, nous avons souhaité faire le point sur les zones grises entre le freelancing et le salariat déguisé. Subi ou désiré.
Il y a 12 ans, Jeanne - la trentenaire dynamique qui a accepté de témoigner ici à condition de garder l’anonymat - effectuait son premier stage au sein d’un grand bureau de presse parisien. « J’étais en deuxième année d’école de commerce en province. Pendant six mois, j’ai eu des paillettes plein les yeux », se souvient-elle.
L’entreprise est située en plein cœur de Paris, des vedettes passent au showroom de temps en temps pour une séance d’essayage. La nouvelle stagiaire échange par téléphone avec des journalistes de Télématin, RTL et Elle. « J’ai un peu honte de dire ça aujourd’hui, confesse la jeune femme, mais à l’époque, j’ai vraiment eu le sentiment d’être une privilégiée en immersion dans les coulisses d’un monde impénétrable ! »
Alors elle rempile avec un deuxième stage au sein de la même structure en troisième année. Et la big boss ne tarit pas d’éloges à son sujet. « Elle me disait avec des tremolos dans la voix que ça la rendait malade de me laisser partir, que j’étais une perle, mais que la boite était trop fragile pour me recruter, poursuit Jeanne. Quand j’y repense, je me dis que ça ressemblait un peu à du chantage amoureux. »
Quelques mois avant l’obtention de son diplôme, l’ancienne stagiaire re-contacte la cheffe pour savoir si l’agence est désormais en mesure de l’engager. « Elle m’a répondu qu’elle ne supporterait pas de me voir aller chez un concurrent et elle a proposé que je crée un statut d’auto-entrepreneur en attendant de pouvoir me prendre en CDI. C’était un système tout nouveau à l’époque. J’ai foncé tête baissée en pensant que c’était une chance de trouver du boulot avant même d’être sortie de l’école. »
La galère des perma-free
Depuis, celle qui avait commencé comme « assistante attachée de presse » est devenue « PR Senior manager presse et influence du pôle lifestyle ». Elle dirige une équipe d’une dizaine de personnes composée de stagiaires, d’alternants et de freelance. Elle a toujours travaillé à temps plein dans les locaux du même bureau de presse.
Pourtant, aucun contrat de travail ne lui a jamais été proposé malgré ses nombreuses tentatives pour mettre le sujet sur la table. « Pour moi, les congés payés, les Ticket Restaurant®, les Chèque-Vacances et la mutuelle de l’employeur sont des notions très abstraites, regrette aujourd’hui l’auto-entrepreneure. Mais je suis un peu coincée car les allocations chômage c’est la cata pour les indés, et je ne trouve pas le temps de chercher du boulot ailleurs, je travaille 70 heures par semaine. »
Les clients de l’agence et une partie des collaborateurs ignorent que Jeanne, qui chapeaute tout un département de l’entreprise, n’est pas salariée. Cette situation de freelancing cochant toutes les cases du contrat de travail est, hélas, devenue assez banale en quelques années. Mais de récentes décisions de justice sont en train d’inverser la tendance.
Elise Fabing, avocate spécialisée en droit du travail, appelle ces freelances au service d’une même entreprise en continu « les perma-free ». Parmi ceux qu’elle reçoit à son cabinet, il y a des professionnels de la communication et de la production, ainsi que des chauffeurs de VTC. « Ils me disent qu’ils ne gagnent pas leur vie, qu’ils sont exploités, qu’ils sont aux ordres de la société qui les fait travailler, qu’ils n’ont aucune protection sociale et qu’ils sont complètement prisonniers », se désole-t-elle.
Faute de bulletin de paie, ces freelances par défaut ont, de surcroît, toutes les peines du monde à disposer des garanties nécessaires pour contracter un bail, et très peu de chances d’obtenir un prêt immobilier. Le phénomène des « perma-free » se développe également dans des secteurs comme la restauration, la formation, l’immobilier ou encore l’enseignement privé hors contrat.
Attention au travail dissimulé !
Caroline Diard est enseignante – chercheure en management des ressources humaines et en droit à l’ESC Amiens. « Quand le statut d’auto-entrepreneur a été créé, j’ai tout de suite compris qu’il allait y avoir beaucoup de contentieux », se remémore-t-elle. Elle avait vu juste.
« La différence fondamentale entre le salariat et le freelancing, c’est le lien de subordination, explique Maître Fabing. Et si on parvient à établir ce lien entre le travailleur indépendant et le donneur d’ordre, on peut faire requalifier la relation en contrat de travail et faire condamner la société pour travail dissimulé. C’est ce qui est arrivé dans le cas des livreurs Deliveroo le 19 avril dernier. »
Le tribunal correctionnel de Paris a, en effet, condamné l’entreprise Deliveroo France à une amende 375 000 euros, et à verser 50 000 euros de dommages et intérêts à chacune des cinq organisations syndicales qui s’étaient portées parties civiles. Deux anciens dirigeants de la plateforme ont, en plus, été condamnés à 12 mois de prison avec sursis pour travail dissimulé, et un cadre à quatre mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende pour complicité de travail dissimulé. Un verdict qui a de quoi faire réfléchir les recruteurs !
« Le juge a eu recours à la méthode classique du faisceau d’indices pour caractériser une activité salariée, décode Elise Fabing. Il a listé le port obligatoire de la tenue Deliveroo, la formation dispensée, l’interventionnisme et le contrôle pendant la durée de la mission, la définition unilatérale des modalités d’exercice de la prestation, sa tarification, la définition des zones de livraison et un pouvoir de sanction. »
En 2019, la plateforme de livraison Take Eat Easy avait déjà été condamnée aux Prud’hommes à indemniser certains de ses coursiers pour le même motif. La condamnation de Deliveroo au pénal marque une étape supplémentaire dans la prise en compte du recours abusif à des auto-entrepreneurs pour combler des postes à temps plein.
Quand les free boudent les CDI
Si la jurisprudence Deliveroo est une bonne nouvelle pour les travailleurs peu qualifiés, souvent contraints d’accepter en bloc les conditions qu’on leur propose pour survivre, certains freelances ne souhaitent en aucun cas être salariés par leur client principal, voire unique.
C’est le cas de Baptiste, qui est développeur. « Le statut d’indépendant me donne une certaine liberté sur l’organisation de mon temps de travail. Je m’engage à faire un certain nombre d’heures par semaine, ce qui me permet de me consacrer à d’autres projets en parallèle ou d’avoir du temps off. Je traque mon temps travaillé et j’envoie ma facture à mon client à la fin du mois. »
Mais pour certains employeurs, cette exigence des prestataires de demeurer externes à l’entreprise peut entraîner des situations très inconfortables. Gwénola dirige une PME du secteur de l’ évènementiel depuis 3 ans et elle confie toutes les missions liées aux applications mobiles à un indépendant.
« J’avais posté une annonce pour un CDI et je n’ai reçu quasiment que des candidatures de freelance, rembobine-t-elle. J’ai choisi celui qui avait le meilleur profil en espérant pouvoir le recruter en interne par la suite mais il refuse. Cela me met dans une position délicate car il détient des datas clés de l’entreprise et s’il décidait de nous planter du jour au lendemain, ce serait une catastrophe. Il a les pleins pouvoirs, il facture ce qu’il veut, il abuse un peu sur les délais, ce n’est pas toujours facile à gérer. »
Mais quelles sont donc les raisons qui poussent ce jeune geek à se priver des nombreux avantages du salariat ? « Il travaille la nuit et il dit qu’il a une sorte de phobie sociale et qu’il aurait l’impression de se sentir enchainé s’il était salarié, rapporte Gwénola. Mais dans les faits, il bosse pour nous à temps complet, donc je pense qu’on est boarderline au regard de la loi. »
Pour Caroline Diard, qui a travaillé comme DRH dans l’informatique avant de se lancer dans la recherche, ce phénomène n’est pas nouveau. Dans les années 2000, elle constatait déjà la difficulté de recruter dans ce secteur.
Les drapeaux rouges du salariat dissimulé
Pour répondre à la soif de liberté des freelances auxquels l’idée même du salariat donne de l’urticaire, elle renverse le problème : « Le statut de free-lance est-il le seul à offrir cette liberté ? Le télétravail aussi permet une forme d’autonomie, tout en bénéficiant de la protection du salarié, d’une sécurité et d’une meilleure couverture sociale. »
Elle ajoute que le besoin de liberté formulé par de plus en plus de candidats est d’ailleurs devenu un élément de la marque-employeur de certains recruteurs qui mentionnent la possibilité de travailler à distance dans leurs annonces d’emplois.
Quoi qu’il en soit, dès qu’il n’est pas question de salariat, certains red flags doivent alerter freelances et recruteurs au moment de débuter un rapport professionnel. Il faut retenir les éléments mentionnés dans la jurisprudence Deliveroo et être vigilant sur tout un tas d’éléments.
Le fait qu’un indépendant utilise des outils personnalisés de l’entreprise (signature électronique, carte de visite), qu’il figure dans l’organigramme, qu’il ait une rémunération forfaitaire mensuelle, qu’il ne puisse pas négocier ses tarifs, qu’il soit tenu de prendre ses congés en même temps que les salariés, qu’il soit soumis à des évaluations annuelles… bref, tout ce qui ressemble à s’y méprendre à un contrat de travail. Notre astuce, si vous avez un doute : faites le jeu des 7 erreurs !
Article édité par Paulina Jonquères d'Oriola